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jeudi 5 octobre 2023

Notes rapides pouvant servir à un cours sur le thème: "qu'est-ce que la littérature?" (et en bonus: "qu'est-ce que le genre?")


[Tout est dans le titre. J'avais rassemblé à la hâte ces points énoncés dans une conversation au sujet d'un cours de ce type. Pas un cours que j'aurais donné, bien sûr, attendu que remplacer 3 fois par décade des fonctionnaires en burn-out dans une des usines à gaz de feu la "fédération wallonie-bruxelles", j'ai pour ainsi dire renoncé pour de bon, intégrant enfin pleinement le concept séduisant de retraite anticipée. Bien sûr, je ne convoque dans ce pense-bête que les trucs habituels que je traite dans ce blog erratique, donc aucune surprise, rien de nouveau pour le moment. Je le rapatrie ici pour la conceptual continuity, et parce que c'est plus synthétique que d'habitude. On y ramasse ses billes en toute hâte et on ne garde que celles qui nous importent. 

Néanmoins, j'y ai greffé un (long) développement sur les obsessions et délires épistémologiques à la mode, qui rendent vaine toute littérature, donc ça fait partie du sujet et ça assure une continuité logique avec les textes précédents. Naitre dans le désert - l'oubli et la question - qu'est-ce que la littérature - forment ainsi provisoirement un triptyque et dévoilent enfin leur fil rouge: ce qu'on ne peut pas nommer le "wokisme" puisque le "wokisme" n'existe pas. ça fait longtemps que j'y travaille. Beaucoup d'autres analyses en vue, car le phénomène est central, et n'est pas la propriété de la "droite". Il y a une critique de gauche à faire de ce phénomène, que je ne trouve presque nulle part. 

Bien sûr, on pourra dire qu'écrivant ce que j'écris, j'indique à un œil aiguisé de commissaire idéologique (il en pousse sur la toile comme des pissenlits au bord d'une autoroute) que je suis de droite, voire d'extrême-droite. Je justifie ma copie, pardon, au lieu d'avouer que libérer mon fascisme fondamental me fait un bien fou. Sinon, pour la question du wokisme-qui-n'existe-pas, une-panique-morale-de-l'extrême-droite, il y a deux livres de Jean-François Braunstein, remarquables, sur la question, dont je me suis - pour les bases - servi: "la religion woke" (2022) et juste avant "La philosophie devenue folle. Le genre, l'animal, la mort" (2018)]

 

Blanchot. La littérature et le droit à la mort. Désoeuvrement. Espace littéraire.

Basculer hors de l'espace de l'utilité/oeuvre, expérience tragique qui témoigne de ce qu'est l'humanité, expérience intérieure dit Bataille, tout ce qu'on ne veut/peut pas voir ni entendre, qui est refoulé et jugé comme improductif, parasitaire, inutile, pure dépense. Non rentable, gaspillé.

Lien évident de cet espace avec la mort (du moins ce que la mort est pour nous), le négatif, le ne pas ou ne plus, la vie absentée, conservée dans et par les mots ("le concept est le meurtre de la chose"), vie saisie au dessus ou au-delà d'elle-même. La question du Livre (toute existence aboutit à un livre, Mallarmé). La vraie vie est absente, nous ne sommes pas au monde, Rimbaud. 

Pessoa: « ah, qui écrira l’histoire de ce qui pourrait avoir été ? Elle sera, si quelqu’un l’écrit, la véritable histoire de l’humanité. Ce qu’il y a, c’est seulement le monde véritable, ce n’est pas nous, seulement le monde. Ce qu’il n’y a pas, c’est nous, et voilà toute la vérité » (Poème intitulé Péché originel).

Le Livre, c'est de l'Esprit. La vie faite esprit, devenue livre. Le Livre est Esprit, cad, au sens où Mallarmé l'entend, qui est celui de Hegel tel qu'il le comprend, la vie saisie au dessus d'elle-même, à la fois suspendue, conservée et sublimée (Aufhebung), immortalisée par le mot qui en la disant en est la trace négative, l'antithèse. Vie inorganique, conservée en tant que langage, donc il s'agit de comprendre ici que c'est à la fois la vie et la mort qui sont stoppées, interrompues: arrêt de mort dit blanchot. Avec tout le double sens que ça implique: entrer en littérature, tomber dans la littérature, basculer dans l'espace littéraire, c'est basculer hors de l'utile/outil, hors de la vie commune, le monde du travail, etc, congédier et être congédié du monde commun, dans un espace de désœuvrement, où ce qui "travaille", c'est la mort: mort au travail. Donc, quelque part, signer son arrêt de mort, être frappé par un arrêt de mort, mais, comme suggéré par l’ambiguïté de l'expression, arrêt de mort qui arrête la mort, au sens où l'écriture comme mort au travail, c'est ériger un tombeau, qui témoigne de la vie,  qui en porte le deuil en conservant sa trace. La vie se révèle en prenant congé d'elle-même, en devenant tombeau, poème. Etre congédié de la vie, c'est aussi être une "négativité au chômage" (le mot de Bataille à Kojève). En se désinscrivant, s'absentant de la vie commune, utilitaire, affairée, finalisée, par la littérature (que ce soit comme expérience de celui qui écrit ou de celui qui lit), on s'expose au négatif, à la possibilité de l'impossible (à vivre, cad la mort). Ce qui en même temps nous ouvre au sens authentique de l'ex-sistence. Rappel: inscrire de la mortalité, de la négation, du "ne pas" ou "ne plus" dans le présent nivelé de la vie cyclique, animale, toujours s'auto-reproduisant dans une éternité figée, cousue, c'est ouvrir, par cette anticipation de la mort, la temporalisation historique, la dimension de l'à-venir, se pro-jeter vers ce qui n'est pas encore. 

Cf Kojève sur ce paradoxe heideggerien de l'être-devant-la-mort qui signe (ou signalerait) l'humanité, la réflexivité, l'action et le désir "anthropogènes". « Son maintien dans l’existence signifiera donc pour ce Moi [humain]: " ne pas être ce qu'il est (en tant qu'être statique et donné, en tant qu'être naturel) et être (c'est-à-dire devenir) ce qu'il n'est pas ". Ce moi sera ainsi son propre œuvre : il sera (dans l’avenir) ce qu’il est devenu par la négation (dans le présent) de ce qu’il a été (dans le passé), cette négation étant effectuée en vue de ce qu’il deviendra. » (ILH, p.12).

 

[Je cite ici, à nouveau, Blanchot, dans "La littérature et le droit à la mort", texte inclus dans le recueil De Kafkà à Kafka, qui semble tirer, pour la littérature, les conséquences des réflexions heideggerienne et kojévienne sur la mort. Comprendre cependant ici que, chaque fois qu'on prononce le mot littérature, ça concerne toute existence qui entre dans ce rapport, même sans livre, ou avec un autre medium qui n'est pas du livre. Livre qui d'ailleurs aujourd'hui pour la majorité n'est plus, en passe de n'être plus, repensé ou oublié autrement]

« […] Quand nous parlons, nous nous appuyons à un tombeau, et ce vide du tombeau est ce qui fait la vérité du langage, mais en même temps le vide est réalité et la mort se fait être. Il y a de l’être – c’est-à-dire une vérité logique et exprimable – et il y a un monde, parce que nous pouvons détruire les choses et suspendre l’existence. C’est en cela qu’on peut dire qu’il y a de l’être parce qu’il y a du néant : la mort est la possibilité de l’homme, elle est sa chance, c’est par elle que nous reste l’avenir d’un monde achevé ; la mort est le plus grand espoir des hommes. C’est pourquoi l’existence est leur seule véritable angoisse, comme l’a bien montré Emmanuel Lévinas [De l’existence à l’existant] ; l’existence leur fait peur, non à cause de la mort qui pourrait y mettre un terme, mais parce qu’elle exclut la mort, parce qu’en dessous de la mort elle est encore là, présence au fond de l’absence, jour inexorable sur lequel se lèvent et se couchent tous les jours. Et mourir, sans doute, est-ce notre souci. Mais pourquoi ? C’est que nous qui mourons nous quittons justement et le monde et la mort. Tel est le paradoxe de l’heure dernière. La mort travaille avec nous dans le monde ; pouvoir qui humanise la nature, qui élève l’existence à l’être, elle est en nous comme notre part la plus humaine ; elle n’est mort que dans le monde, l’homme ne la connaît que parce qu’il est homme, et il n’est homme que parce qu’il est la mort en devenir. Mais mourir, c’est briser le monde ; c’est perdre l’homme, anéantir l’être ; c’est donc aussi perdre la mort, perdre ce qui en elle et pour moi faisait d’elle la mort. Tant que je vis, je suis un homme mortel, mais quand je meurs, cessant d’être un homme, je cesse aussi d’être mortel, je ne suis plus capable de mourir. » (p.52)

«[…] La mort aboutit à l’être : telle est la déchirure de l’homme, l’origine de son sort malheureux, car par l’homme la mort vient à l’être et par l’homme le sens repose sur le néant ; nous ne comprenons qu’en nous privant d’exister, en rendant la mort possible, en infectant ce que nous comprenons du néant de la mort, de sorte que, si nous sortons de l’être, nous tombons hors de la possibilité de la mort, et l’issue devient la disparition de toute issue. » (p.61)

M. Blanchot, « La Littérature et le droit à la mort », 1947, dans De Kafka à Kafka, Paris, Gallimard, « Folio essais », p.11 à 61.]

 

Communauté désoeuvrée (Jean-Luc Nancy), communauté du désoeuvrement, C'est ça l'espace littéraire. C'est la communauté des hommes qui ont cessé d'œuvrer (au sens utilitariste), pour témoigner de la dimension fondamentalement tragique de l'ex-sistence, par une œuvre (littérature) qui en son fond est dés-œuvre, dés-astre ("l'écriture du désastre" – vers l'obscur, la vie obscure – "Thomas l'obscur").

En ce sens, bascule ou est basculé dans l'espace qu'on dira littéraire tout être humain ainsi basculé, congédié hors de la vie, et qui veut - non, pas "veut", n'a pas le choix, ne peut pas (ne pas) - témoigner du dés-astre et du dés-oeuvrement qu'est la vie dans ce qu'elle a de plus inqualifiable, incalculable, non mesurable. Ontologique, dirait Heidegger, au sens où la question de l'être, tombée dans l'oubli, a été ensevelie par l'espace de la technique, de la pensée-outil (util/e), pensée calculante, administrante, opératoire, opérationnelle, entrepreneuriale; réduction de l'être (de l'être comme vide, absence, non-présence, retrait) à l'étant (ce qui est, quelque chose de saisissable, mesurable, quantifiable, calculable, efficace, utile, instrumental, servant à quelque chose, exploitable, une ressource, ressources humaines, l'homme comme ustensile etc. Règne de la gestion, de la pensée outil/pensée utile = management = le véritable héritage du nazisme (en extrapolant Chapoutot). Certains, qui ne manquent pas de toupet, et qui enseignent dans des grandes écoles de commerce le sens, la fonction et l'usage de ce qu'ils appellent les grandes organisations, appellent ça "la pensée complexe". C'est quoi, cette putain de "pensée complexe"? De ce que j'ai compris, c'est une... "pensée" qui s'occupe de la gestion des risques dans les grandes organisations. Ils ont même créé une "chaire Edgar Morin de la complexité". Un beau bobard. Et je suis à peu près certain que Morin, qui a toujours été utile, a adoré l'idée et l'a trouvée très utile. Je me souviens de Godard qui disait, dans je ne sais plus dans quelle interview (de mémoire): "après la guerre, on a cru qu'on était sortis du nazisme, alors qu'on y entrait seulement".

Donc, gardons ça: est littérature ce qui témoigne de tout le contraire de ça, de tout ce que le monde arraisonné ne veut/peut ni voir ni entendre ni penser, l'impensé, l'impensable même, l'innommable (Beckett). Littérature = expérience du dés-oeuvrement, du dés-astre, du basculement hors de tout ça, arrêt de tout ça, de tout ce nazisme, sans point godwin puisque son actualité administrante, gestionnante, codante et compostante est là, partout, tout le temps, célébrée, désirée même, comme ce qui nous sauve. Avec bienveillance, évidemment. 

[Le devenir-compost: un concept d'avenir, qu'on doit à la plus hardie modernité philosophique, Donna Haraway, enseignée dans ces pétaudières hors-sol qui n'ont plus d'universitaire que la bouffonnerie, où des reliquats inutiles de la classe possédante traduisent en concepts ce qu'a élu le marché, le créneau porteur du moment, le stock-option, parti de France dans les seventies puis revenu en boomerang des campus américains sous forme de pensée-étron d'une nullité effarante. 

Si vous voulez étudier la philosophie, ne le faites pas à Liège, surtout. Ni à Bruxelles. Ni à Paris. En fait, restez chez vous. J'en parlerai, bien sûr que je peux en parler. Déjà je peux dire ceci: ce n'est pas parce que la philosophie qui jusqu'à ces dernières années avait droit de cité académique avant de disparaître plus ou moins (Kant, la phénoménologie, tout ça) avait la réputation d'être de la masturbation intellectuelle qu'aujourd'hui il faut résolument se branler pour de bon, dans l'entre-soi. Ou léchouiller buccalement des shepherds parce que ça procure le frisson académiquement transgressif de "déconstruire" hardiment la différence entre papa, maman, la bonne, moi, hommes, femmes, animaux, cyborgs, biscuits pour chiens et humus fertilisants. Ou se convertir sans état d'âme, à la commande, à la vente à la criée du lot 49, au nouveau baratin post-conceptuel à la mode censé congédier l'ancien, épouser la novlangue la plus immédiatement creuse et infalsifiable de ces 20 dernières années, pouvant tout enduire et en quoi tout peut se peindre, attirant le chaland puisque c'est ça qui marche et qui domine tout en prétendant être à la marge - normativité déjà instituée avec son clergé, ses prêtres, ses juges, ses commissaires, ses inspecteurs, ses Lyssenko, ses Jdanov, se présentant tous comme en lutte, en résistance risquée contre la normativité; folâtrer dans une néo-gnose obscurantiste qui fait le procès du rationalisme patriarcal oppressif qu'ils (n')enseignaient (pas) cinq ans plus tôt avec le même entrain, et en fantasmant - c'est ça le plus honteux, quelque part - donner dans le pragmatisme, être utile, faire vaciller l'ordre dominant, par défaut jouir de choquer le bourgeois en eux-mêmes et à destination d'eux-mêmes et leurs alter-egos avec qui ils partagent les mêmes barbecues. Pour paraphraser la série géniale de Goossens: la première encyclopédie des bébés, conçue pour des bébés à l'usage des bébés.

Il faut imaginer, je sais, c'est dur à admettre mais tentons cet exercice empathique, que des personnes reçoivent un salaire de l’État pour produire des livres-gag, des séminaires-barnum, réellement dépourvus de sens sinon par auto-hypnose, co-responsables du déboisement de l'Amazonie et se prenant tout à fait au sérieux, parce que le registre de la vraie poésie réellement inutile et ne prétendant pas être le contraire, est définitivement hors de leur portée. Habiter l'université, essai sur la flaccidité conceptuelle et les troubles de l'onanisme. Quelle déchéance, quelle déchetterie. Il est vrai qu'un philosophe d'institution rétribué pour congédier la rationalité (ce vieux machin académique masculiniste blanc, gniagnia) voit son droit imprescriptible au délire phrastique le plus consternant validé par l'autorité de l'institution elle-même garantissant la consistance du délire. C'est parfaitement circulaire, infalsifiable (mais je suis sûr que le cas de Popper a été réglé par des incantations chamaniques ad hoc) et ça n'a aucune chance de percuter le réel (mais bon, au fond, qu'est-ce que le réel, du point de vue d'une épistémologie située). Et il vous dira certainement avec ce surplomb qui fait baisser les yeux aux parasites de la société qu'il charbonne au cœur du réel, au plus près de la vie, au cœur du chtulucène, là où vous en êtes encore à psittaciser Kant et Heidegger, de vieux machins désséchés du monde d'avant. Mais après tout, Saint John Perse, qui bossait dans la haute Diplomatie et n'a jamais fréquenté que des banquets, était poète et nobélisé, et d'après Véronique Bergen, Jacques de Decker occupait une place importante dans la littérature belge célébrée par l'académie royale de langue et de littérature française de Belgique qu'il présidait.

En vertu de la loi de Brandolini, n'ayant encore rien dit j'ai déjà envie de me taire, face à la somme épuisante de travail que réclame l'invalidation des paralogismes et délires issus de John Money and co, qui ont suscité en quelques années un nouvel évangile, une nouvelle science, une nouvelle ère, un monde nouveau et un homme nouveau, caractéristiques  éminentes de tous les fascismes, guère plus consistant que la dianétique de Ron Hubbard mais déjà promis à une fortune tout aussi foudroyante, et peut-être, qui sait, tout aussi juteuse. En quelques années à peine, disais-je, ce néo-sabir auto-engendré et auto-validé a tout balayé, avec son rosaire, son catéchisme, ses mots d'ordre qui se repaissent d'eux-mêmes, que l'on psalmodie selon un enchainement harmonique réglé, toujours le même, avec les mêmes formules qui se suivent, toujours ensemble, par bloc, créant une sorte de roulis ouaté qui rassure, qui berce, qui donne à celui qui le cantillonne le sentiment qu'il pense tout en étant dépassé par une pensée d'une telle force, d'une telle puissance, qu'elle précède depuis des siècles immémoriaux son moi-parlant, pensant qu'il est lui-même pensé par ces pensées automatisées et authentiquement stupides. C'est terrifiant. Le Mandarom, Ecovie, je croyais que c'était des épiphénomènes, mais non... Oh oui, je sais, je suis en pleine panique morale, et je suis sans doute d'extrême droite à l'insu de mon plein gré. Je vous assure pourtant, monsieur le juge, que la morale m'affecte peu, et que mes terreurs sont strictement épistémologiques. Je vois tout autour de moi des gens qui sombrent dans la connerie, du jour au lendemain, remplacés par eux-mêmes en version légumineuse, comme dans l'invasion des profanateurs de Kaufman.]


Mais revenons à la littérature. Il y a dans la littérature, dit Deleuze, une lignée souterraine et "prestigieuse" (le vrai prestige, celui des êtres qui ne servent à rien ni à personne, des marginaux, des parasites, des clochards ontologiques, les persos des pièces de beckett). Il parle de Kafka et Kleist, on peut y ajouter les Pessoa, Michaux, Beckett, Carver, Bove...  Un homme qui dort, de Perec, bien sûr.

Les grands livres de littérature parlent-ils d'autre chose que de ce basculement tragique hors des rails de la vie réglée, calculée, commune?

N'est-ce pas le sujet même, le récit même, de La métamorphose, de Bartleby? Ce n'est que cela: une métaphore concrète, physiologique, de la littérature. Métabolisation est le mot, je crois.

L'écrivain, c'est l'homme qui se transforme en blatte, dans sa chambre, et qui n'émet plus que des grésillements imperceptibles. Le sujet c'est cette métamorphose, et cette métamorphose c'est ce que peut la littérature, l'expérience littéraire; le personnage, c'est un écrivain – paradoxalement là-encore, puisque c'est le vrai statut de l'écrivain (pas fonctionnaire des lettres, bien sûr), que de dés-écrire, se dés-inscrire (de la vie) en écrivant, dés-œuvrer par le dés-œuvre et dés-oeuvrement qu'est sa vie. Donc il n'écrit pas, il arrête d'écrire au sens précis où il ne s'inscrit plus dans la vie. C'est une sorte d'arrêt, de protestation, de suspension; Bartleby le scribe, une histoire de Wall Street (titre complet de la nouvelle de Melville). Je préférerais ne pas le faire, et la première chose nommée qu'il préférerait ne pas ou ne plus faire, c'est précisément écrire. Il a gagné quoi? Le droit d'être une "pure passivité patiente" (blanchot) devant une fenêtre aveugle donnant sur un mur aveugle. A la fin, qui était-il, se demande l'avoué qui l'avait engagé. J'ai mené, dit-il, une vague enquête qui a mené à des renseignements vagues, dont celui-ci, quand-même: il avait travaillé un moment comme préposé aux lettres au rebut, chargé de brûler ces milliers et milliers de courriers postaux qui n'avaient jamais trouvé de destinataire, traces de vies qui ne sont plus. "Lettres au rebut. Est-ce que cela ne sonne pas comme Hommes au rebut?":

 "Parfois, entre les feuillets pliés, le clerc trouve une bague - le doigt auquel elle était destinée se décompose peut-être dans la tombe -; un billet de banque vite expédié par charité - celui qu'il aurait soulagé ne mange plus, et n'aura plus jamais faim -; un pardon pour ceux qui sont morts désespérés; un espoir pour ceux qui sont morts sans illusion; de bonnes nouvelles pour ceux qui sont morts écrasés sous le poids d'insupportables désastres. Messages de vie, ces lettres se précipitent vers la mort. Ah, Bartleby! Ah, Humanité!". (trad. C. Garcin & T. Gillybœuf, finitude ed., 2021).

 

Le désoeuvrement, concept qui compte aussi chez Foucault, au point que la question de la folie, pour lui, concerne cela: la folie, absence d'œuvre. Son goût pour les écrivains dont l’œuvre est folle, dont on ne sait quoi faire ni penser. Raymond roussel (impressions d'afrique, locus solus, comment j'ai écrit certains de mes livres). Mais folie non pas comme l'exception qui fait basculer hors de la littérature, plutôt comme la condition même qui rend possible l'espace littéraire, sans laquelle il n'est tout simplement aucune littérature. Marginalement, considérer le débat raison/folie entre Foucault et Derrida. La folie du cogito. Pour Derrida, la "folie" n'est pas l'envers de la raison, ce que la raison veut expulser au dehors d'elle-même, mais la raison, la rationalité, sont elles-mêmes un affolement. Foucault tend, pour Derrida, à trop opposer folie et raison, diabolisant ainsi la raison, la philosophie comme agent de dressage (le grand renfermement par le Savoir-Pouvoir, comme en écho à l'oubli de l'être par la technique chez Heidegger, dont il disait être très proche).

Deleuze. Kafka –pour une littérature mineure: écrire, la littérature, c'est nécessairement quitter l'Etat de majorité/ordre dominant/sens commun, vers un état minoritaire, un devenir-minoritaire, devenir une minorité. Ecrire, c'est bégayer, faire bégayer la langue majeure, apprendre à bégayer dans sa propre langue, inventer ou faire affleurer dans la langue majeure une langue mineure. Une langue mineure, c'est une langue qui ne dit plus grand chose de majeur, cad qui ne sert plus de hauts desseins, de hautes œuvres, hautes finalités, mythe d'unicité, sens, finalité qui gouvernent la majorité. Plutôt dédiées au petit, au minoré, déclassé, au "pas grand chose", au rien, au vide, etc. L'infra-ordinaire disait Perec.

Ecrire, c'est nécessairement parler pour (et non "à la place de") des êtres, des choses, qui ne parlent pas: j'écris pour les bêtes qui crient, les bêtes qui meurent. Être entraîné à la limite de l'articulé, au bord de l'inarticulé, à la frontière, car il s'agit quand-même d'articuler, même en dés-articulant. Écrire, la littérature (pas le produit consommable écrit par les fonctionnaires des lettres, bien sûr), c'est nécessairement être entraîné dans un devenir minoritaire qui, en dernière instance, est un devenir imperceptible (une disparition, une dissolution, du moi, du Je majusculaire, majoritaire, autoritaire, magistérien, etc). Voir aussi tout ce que Deleuze dit de la littérature anglo-saxonne dans Dialogues (les lignes de fuite, géographie contre histoire, déterritorialisation, etc)

Si je ne devais citer ou ne faire lire à ce cours qu'un poème, qui synthétise tout cela (presque didactiquement, car il nous le dit quasi en philosophe), un de ceux qui s'est voué exclusivement au rien, au vide, à l'inutile et à l'échec intrinsèque et ontologique qu'est l'existence humaine, donc la littérature, si la littérature au fond c'est l'existence humaine (une mort au travail, vie se révélant à elle-même en se congédiant, mort différée disait Kojève):

Le bureau de tabac (Pessoa).

Il y a plus de 20 ans, j'ai cassé ma tire-lire pour le volume des Œuvres poétiques dans La pléiade. Volume remarquable. Un des rares qu'il faut posséder, à mon sens, dans cette collection, car les trois-quart de ce qu'on y trouve n'est trouvable nulle-part. Et en dépit du fait que, paraît-il, il y a encore une malle pleine d'au moins 10 fois plus que ces 2000 pages-là, sans compter même Le livre de l'intranquillité, il dit toujours la même chose, littéralement. Donc, en gros, tu lis celui-là, d'ailleurs son plus connu, tu lis tous les autres en même temps. Et tu gagnes du temps pour des choses utiles, celles qu'on enseigne prioritairement aujourd'hui, même dans l'ingénierie sociale des classes maternelles. 

 

Je ne suis rien
Je ne serai jamais rien.
Je ne peux vouloir être rien.
A part ça, j'ai en moi tous les rêves du monde.

Fenêtres de ma chambre,
de ma chambre abritant l'un de ces millions au monde dont nul ne sait qui il est

(et si on le savait, que saurait-on?),
vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel constamment remplie de gens qui se croisent,
sur une rue inaccessible à la moindre pensée,
réelle, impossiblement réelle, exacte, inconnaissablement exacte,
avec le mystère des choses par dessous les pierres et les êtres,
avec la mort qui met du moisi sur les murs et des cheveux blancs sur les hommes,
avec le destin conduisant la charrette de tout sur la route de rien.

Aujourd'hui je suis vaincu, comme si je savais la vérité;
aujourd'hui je suis lucide, comme si j'allais mourir,

et sans avoir d'autre fraternité avec les choses qu'un adieu, cette maison et ce côté de la rue devenant un convoi de chemin de fer, et un sifflet de départ retentissant dans ma tête, et une secousse de mes nerfs et un crissement d'os au moment de partir.

Aujourd'hui je suis perplexe, comme un qui a pensé, trouvé puis oublié.
Aujourd'hui je suis partagé entre la loyauté que je dois
au Tabac d’en face, chose réelle au dehors,
et la sensation que tout est rêve, chose réelle au dedans.

J’ai tout raté.
Comme je n'avais pris aucune résolution, tout ou rien peut-être c'était pareil.
La formation que l'on m'a donnée,
je l'ai enjambée par la fenêtre de derrière.
Je me suis enfui à la campagne avec de grandes résolutions.
Mais je n'y ai trouvé que des herbes et des arbres,
et quand il y avait des gens ils étaient comme les autres.
Je quitte la fenêtre, je m’assieds sur une chaise. À quoi vais-je penser ?

Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais pas ce que je suis ?
Être ce que je pense ? Mais je pense être tant de choses!
Et ils sont tant à penser être la même chose qu'ils ne sauraient être autant!
Un génie ? En ce moment
cent mille cerveaux se conçoivent en rêve génies comme moi
et l’histoire n’en retiendra, qui sait ?, même pas un seul;
du fumier, voilà tout ce qui restera de toutes ces conquêtes à venir.
Non, non, je ne crois pas en moi...
Dans tous les asiles il y a des fous détraqués par tant de certitudes!
Moi, qui n’ai aucune certitude, en suis-je plus ou moins certifié?
Non, pas même en moi...

Dans combien de mansardes et non-mansardes du monde
n’y a-t-il pas en ce moment des génies-pour-eux-mêmes occupés à rêver?
Combien d’aspirations hautes, nobles et lucides –
oui, véritablement hautes, nobles et lucides –
et, qui sait? réalisables,
ne verront jamais la lumière du soleil réel, ne tomberont jamais dans une oreille d'homme?
Le monde est à celui qui naît pour le conquérir,
et non à celui qui rêve qu'il peut le conquérir, même s'il a raison.
J'ai plus rêvé que n'a agi Napoléon.
J'ai serré sur ma poitrine hypothétique plus d’humanités que le Christ.
j’ai forgé en secret des philosophies qu'aucun Kant n'a écrites.
Mais je suis, et serai peut-être toujours, celui de la mansarde,
bien que je n'y habite pas;
je serai toujours celui qui n’était pas né pour ça ;
je serai toujours, et rien d'autre, celui qui avait des dispositions ;
je serai toujours celui qui attendait qu’on lui ouvre la porte 

devant un mur sans porte,
qui chantait la chanson de l’Infini dans un poulailler
et entendait la voix de Dieu au fond d'un puits obstrué.
Croire en moi ? Non, ni en rien.

Que la Nature me déverse sur la tête, ma tête en feu,
son soleil, sa pluie, le vent qui me surprend les cheveux ;
et que vienne le reste, s'il doit venir, sinon, qu'il y reste.

Esclaves cardiaques des étoiles,
nous avons conquis le monde entier avant de nous lever du lit;

mais nous nous réveillons et il est opaque,
nous nous levons et il est à autrui,
nous sortons de chez nous et il est la terre entière,
plus le système solaire, plus la Voie lactée, plus l'indéfini.

(Mange des chocolats, fillette,
mange donc des chocolats !
Ecoute, il n'y a pas de métaphysique au monde, à part le chocolat.
Ecoute, toutes les religions n'enseignent rien de mieux que la confiserie.
Mange, petite cochonne, mange !
Si je pouvais manger des chocolats en étant aussi vrai que toi quand tu en manges!
Mais moi, je pense, et en retirant le papier d'argent, qui n'est qu'une feuille d'étain,
je fais tout tomber par terre, comme j'y ai fait tomber ma vie.)

Mais au moins reste-t-il, de l’amertume de ce que jamais je ne serai,
la calligraphie rapide de ces vers,
portique brisé sur l’Impossible.
Mais au moins me suis-je voué un mépris dépourvu de larmes,
noble au moins dans le geste large par lequel je jette le linge sale que je suis,
sans inventaire, dans le cours des choses,
et je reste chez moi sans chemise.

(Toi qui consoles, toi qui n’existes pas, et pour cela consoles,
que tu sois déesse grecque, conçue comme une statue qui serait vivante,
ou patricienne romaine, impossiblement noble et néfaste,
ou princesse de troubadours, très gente dame enluminée,
ou marquise du dix-huitième, décolletée, distante,
ou cocotte célèbre du temps de nos parents,
ou je ne sais quoi de moderne – je ne conçois pas bien ce que c'est –
tout cela, quoi que soit ce que tu peux être, si ça peut inspirer que ça inspire donc!
Mon cœur est un baquet qu’on a renversé.
Comme ceux qui invoquent les esprits je m’invoque
moi-même et je ne trouve rien.
Je vais à la fenêtre et je vois la rue avec une netteté absolue.
Je vois les magasins, je vois les trottoirs, je vois les voitures qui passent.
Je vois les êtres vivants et vêtus qui se croisent,
je vois les chiens qui eux aussi existent,
et tout cela me pèse comme une condamnation au bagne,
et tout cela m'est étranger, ainsi que tout. )

J'ai vécu, étudié, et même cru,
et maintenant il n'est pas un mendiant que je n’envie pour la seule raison qu’il n’est pas moi.
Je regarde en chacun les haillons, les plaies et le mensonge
et je pense : peut-être n’as-tu jamais vécu ni étudié, ni aimé, ni cru (car on peut faire la réalité de tout cela sans en rien faire) ;
peut-être as-tu seulement existé, comme un lézard auquel on coupe la queue,
et alors le voilà queue, un sous-lézard, en remuements perpétuels.

J’ai fait de moi ce que je n’ai pas su,
et ce que je pouvais faire de moi je ne l’ai pas fait.
Le domino que j’ai mis n’était pas le bon.
On m'a pris aussitôt pour qui je n’étais pas, je n’ai pas démenti et je me suis perdu.
Quand j’ai voulu ôter le masque,
il collait à mon visage.
Quand je l’ai ôté et que me suis vu dans le miroir,
J’étais déjà devenu vieux.
J’étais soûl, je ne savais plus remettre le domino que je n’avais pas ôté.
J'ai jeté le masque et me suis endormi au vestiaire,
comme un chien toléré par le gérant
car il est inoffensif.
Et je vais écrire cette histoire pour prouver que je suis sublime.

Essence musicale de mes vers inutiles,
que ne te puis-je trouver comme une chose que j'aurais faite,
et qui ne serait pas toujours restée en face du Tabac d’en face,
foulant des pieds ma conscience d'être en train d'exister
ou un paillasson que des gitans ont volé mais qui ne valait rien.

 [...]

(trad. Patrick Quillier, ed. de La Pléiade, p. 362 et sv.)

 

Je ne cite pas la suite et fin, que je n'aime pas tellement je dois dire, parce qu'elle essaie vaguement de conclure dans une tonalité un peu sereine, sympathique, réconciliée, etc. Et même si c'est le propos, je n'adhère pas. lol. Je sais, plus personne ne dit lol, c'est d'une ringardise atroce. Mais nous, les plus de 50 ans, on en a fini avec nous, on veut bien nous euthanasier, pour en finir avec la mort. Si. Exactement comme l'entreprise Disney, qui s'est donnée comme objectif opérationnel de détruire méthodiquement et minutieusement tous ses dessins animés (ne parlons pas de "déconstruction", par pitié) qui pourtant étaient déjà un modèle d'usine à fabriquer des sucreries et des diabétiques. Le dernier en date étant Bambi, relu ou revu par des sensitive-readers pour correspondre à notre "sensibilité moderne". La sensibilité moderne, qui siérait à la nouvelle génération dite flocon-de-neige (snowflake), exige, nous dit le pdg de Disney, que l'on supprime tout simplement la mort. En l'occurrence celle de la mère de Bambi, tuée par des chasseurs. Encore une frontière, une barrière, une distinction, une différence, une limite, de l'ancien monde, à "déconstruire", appelées à tomber, effacées, comme nous-mêmes, "comme à la limite de la mer un visage de sable".

 

Imaginez l'accueil réservé à des énoncés de type: je ne suis rien. ça ne figure pas dans le powerpoint. Plus que jamais, l'indétermination elle-même a sa case précise et réservée dans le schéma d'émancipation psycho-pédagogique de la personne. Il s'agit d'accompagner sa découverte de ce qu'elle est, tend à être, ou devient. Il s'agit de lui fournir les outils opératoires qui lui permettront de s'identifier, se nommer, se qualifier, se définir, se penser-classer comme disait Perec. Il faut absolument savoir qui on est, identifier le ressenti personnel qui nous définit, et le plus tôt possible. La condition première du bonheur étant de se rendre adéquat à soi-même, de devenir transparent comme de l'eau de roche, à soi et aux autres, avec ses prénoms et pronoms affichés sur un badge (éventuellement pour traduire en justice celleux qui ne vous identifient pas avec le pronom qui vous définit). Important, oui. Pour votre présent, et votre avenir. Dans l'entreprise.

Dans le monde administré qu'est l'entreprise, très ouverte à l'idée progressiste que la dialectique du maitre et de l'esclave soit remplacée dans l'esprit du salarié, tout occupé et encombré de soi-même, le monde et ses vicissitudes étant ramené à moi-moi-moi-et-mon-identité, par une guerre interne, digne de la jésuitique médiévale, entre l'âme et le corps, mobilisant toute son énergie et son temps en dehors du travail, soit le problème, la possibilité taraudante de ressentir au plus profond de soi-même qu'iel-ne-s'identifie-pas-au-genre-qui-lui-a-été-assigné-à-la-naissance. 

Voilà, pour l'heure, le nouvel horizon indépassable de l'angoisse humaine, identitaire, aux prises avec le vrai ennemi, le plus insidieux et épuisant, parce qu'il est partout, tout le temps, en nous, nous obligeant à nous déconstruire, nous diviser, nous mutiler, nous couper zezette ou nous fabriquer une bite, de quoi nous rendre phobiques (de nous mêmes): le patriarcat, l'hétéronormativité, les stéréotypes de genre, et blablabla.

La plus grande étrangeté possible, la plus grande odyssée existentielle promise n'est plus d'errer, sans réponse, dans le vertige du rien, de l'absence d'identité d'un moi qui n'est personne, habité par ou habitant de multiples et incessants hétéronymes, ou soliloquant comme Beckett sur le fait de n'être rien d'autre que le vide du langage. Non, le plus grand vertige, ab-ground, fond sans fond que peut expérimenter l'être humain est d'ores-et-déjà connu, circonscrit, nommé, assigné: s'identifier-à-un-autre-genre-que-celui-assigné-à-la-naissance. C'est le plus grand risque, drame originaires possibles: "ne pas pouvoir s'identifier", problème majeur de tout être humain que l'école, l'entreprise, Disney et Netflix proposent de prendre en charge. Ainsi, de l'apprentissage au divertissement, du modèle opérationnel du "savoir faire" au module opératoire du "savoir être", iel pourra "s'identifier", et se protéger des micro et macro angoisses et agressions de l'existence induites par le patriarcat, les stéréotypes de genre, l'hétero-normativité, l'homophobie, la transphobie, le validisme, la grossophobie, la psychophobie, le racisme, la blanchité, etc. Qui, curieusement se multiplient, comme l'angoisse qu'ils suscitent. Ce ne peut être cette nouvelle "epistémè" ubuesque qui induit en moi une phobie de moi-même. Il faut nécessairement que ma dysphorie toujours déjà potentielle se nourrisse d'une transphobie toujours-déjà actuelle. C'est cela, l'identité victimaire.

La différence entre le genre ressenti et le genre assigné, tout comme celle entre l'identité de genre et l'expression de genre, sont la réactualisation manifeste (pour qui en douterait) et la plus radicale depuis le lacanisme, du vieux dualisme platonico-cartésien entre l'âme et le corps:

Exit Spinoza en effet: l'âme n'est plus la pensée du corps, le corps comme matérialité biologique (où a lieu la sexualité, ce dont parlait jadis Foucault, le sexe étant devenu dans l'équation parfaitement accessoire: c'est le genre qui importe), ce que le corps peut, mais l'inverse. Le corps, c'est juste l'enveloppe où habite l'âme, il est ce que cette âme peut, et surtout veut. Car l'âme est libre, volatile, illimitée. Telle jonathan livingstone le goéland, elle déploie ses ailes, et libre comme l'air, fend l'azur de ses rêves, où elle est reine. L'âme, c'est mon "ressenti intime" incorporel, ma "conviction profonde", là où niche mon vrai "moi", mon identité. Le corps est secondaire, ce à quoi je suis provisoirement ou erronément assigné: cette enveloppe transitoire et plastique (dans tous les sens du terme), potentiellement erronée, fausse et trompeuse (puisque, c'est fatal, l'ordre sensible c'est le règne du faux) doit ductilement se plier, être reconstruite, pour s'adapter à l'âme dont tout se déduit, dont l'intelligibilté du sensible émane, et qui décide, seule, du réel et du vrai, du bon et du mauvais corps. 

Car par une espèce de transsubstantiation énigmatique, le genre a beau être de l'ordre d'une irréalité, d'une idée potentiellement fausse, puisque désignant une somme de comportements, normes, conventions arbitraires, stéréotypes associés au sexe biologique et à déconstruire, et qui en outre sont "assignés" à la naissance, voilà que le sentiment ou ressenti d'appartenir à un autre genre, l'identification possible à un autre genre, cad à un ensemble différent de comportements normés donc arbitraires et à déconstruire, sont l'indice potentiel d'une nécessaire "réassignation", soit la modification du sexe biologique afin qu'il corresponde à l'identité de genre ressentie... 

Le corps n'est donc presque rien, une irréalité lui-même, une non-identité subalterne, modifiable et adaptable au sentiment de l'identité ressentie. En somme, le corps, pour la théorie du genre, correspond en tous points à ce que Descartes en pensait: c'est une machine à laquelle je me sens étranger, elle n'est pas moi, je peux la nier, il n'y a aucun lien qui m'unit à lui, et je ne comprends fondamentalement pas comment mon âme et ce corps peuvent co-exister (sauf par la glande pinéale). La théorie du genre, qui ne semble plus du tout théorique mais est devenue on ne sait trop comment une donnée empirique indiscutable, au programme des écoles à partir de 5 ans, suppose dans son principe un non-rapport, une schize, une coupure universelles, cad valables en tout temps et en tout lieu entre le psychique et le physiologique; qui n'a de fondement nulle part, sur laquelle seules les théologies, la psychanalyse lacanienne (Freud accordait une importance au corps) et la métaphysique pré-kantienne fondent leur corpus; dualisme à couper au couteau ou au bistouri, négation obscurantiste du corps, dont l'évidence devrait s'imposer et concerner tout le monde, et non une proportion infinitésimale de sujets, dont on gonflera les chiffres au besoin.

Alors même que, dans les textes ubuesques, les "manifestes" où se radote la formule vide de l'identité-de-genre, cette dernière, et le compendium associé, se présentent sous les mânes d'un sabbat où est célébrée et chantée la fin de toutes les séparations, de toutes les différences, natureculture, une sorte de bouillon primordial  où tout est redevenu le tout, une grosse partouze entre végétal, cyborg, chihuaha, humain, fumier, où les flux et salives se mélangent tant et si bien que nous voilà tout étourdis par leurs senteurs capiteuses, et que nous prenons des vessies conceptuelles flaccides pour une révolution épistémologique avant, bien sûr, d'être politique. Non, c'est terrifiant, je vous dis, la condition de fonctionnaire de la pensée. Ânonner, cantillonner, sempiternellement des bouts de pensée où la suivante annule l'illusion de sens que semblait porter la précédente, voir du monisme où il n'y a que du dualisme, prendre pour un Sujet déconstruit ce qui en est le stéréotype au carré (voir plus bas) - c'est peut-être ça, habiter le trouble, et le soir, rentrer fatigué mais content, en vélocipède, en se disant: "c'est bien, aujourd'hui j'ai posé ma pierre, j'ai contribué à l'édification d'un monde meilleur, tout de tolérance et de bienveillance. Aujourd'hui, j'ai déconstruit un stéréotype, lutté contre une oppression, sauvé quelques être beaux, biels pardon, d'un suicide certain. J'ai envie d'un royco au potiron."

Ces différences entre genre ressenti et genre assigné, identité de genre et expression de genre, ont aussi potentiellement remplacé la différence heideggerienne entre l'être et l'étant. Ce ne sont plus la philosophie, la poésie, bref la littérature au sens large, qui peuvent prendre soin de l'indétermination de l'être humain, avec laquelle il peut se réconcilier, mais la théorie du genre, la psychologie d'entreprise et la chirurgie, qui lui proposent de se réconcilier avec sa vraie identité, qui il est vraiment, selon la formule appelée à proliférer dans toutes les bouches: être enfin moi-même. Un étant pour qui la question de l'être en général comme en particulier se réduit à "ce que je suis", et ce que je suis, c'est un ego-cogito.

Je suis une substance pensante, je suis le sujet cartésien à propos duquel, comme on sait, Foucault proposait un diagnostic s'accordant à celui de Heidegger. Pour Heidegger, la réduction de l'être à l'étant s'accomplit dans la métaphysique du sujet comme lieu de la maitrise technique (maitre et possesseur de la nature), origine et centre de référence à partir duquel tout peut et doit être pensé. Pour Foucault, l'avènement du Sujet cartésien signe celui de l'ère du grand renfermement, car on se constitue nécessairement comme sujet aux deux sens du terme: identité-sujet et soumis-assujetti. Lesquels se co-impliquent: identité qui rend compte d'elle-même, se déclare, se signale, se fait connaitre, se désigne, se décline, se nomme, se définit (on connait le rite désormais obligé de la déclinaison publique de son identité: "voici mes noms, pronoms, mon poids, ma couleur, mon sexe, mon genre, cela me définit et c'est très important pour moi"), par l'aveu, la confession (sous sa face négative, répressive); incité à parler, s'exprimer, produire à son sujet du discours, des énoncés, du savoir, du récit, des volitions et des désirs (sous sa face productive et positiviste).

Le nouveau corps-marchandise du nouvel être du nouvel âge et du nouveau monde incorporel, numérique et flottant comme le nouveau marché et les nouveaux capitaux, se doit d'être un corps flexible autant qu'un corps-palimpseste. Peau parcheminée sur laquelle s'écriront autant de nouvelles identités, toujours plus précaires, pour de nouveaux emplois précaires et des recyclages permanents. Comme dans la colonie pénitentiaire, le motif de la punition s'inscrit à même la chair du prisonnier, par une machine qui le torture et le mutile. La loi du marché, y compris du travail, aime que l'on en finisse avec l'in-dividu du monde ancien, relativement identique à lui-même à travers le temps. Elle appelle et encourage des dividus, qui en ont fini avec l'historicité continue, se sentant et se vivant 'fluants', développant le goût de se diviser dans des blocs historiques toujours plus mouvants, isolés et hétérogènes, volontairement amnésiques et révisionnistes de ce qu'ils furent (dead-name), effaçant sur leur corp-palimpseste les traces de l'ancienne enveloppe pour une enveloppe neuve, un reset, un born-again. Et l'entreprise peut même se proposer de prendre en charge les frais afférant à une opération de réassignation qui fera de moi un employé reset et born-again, prêt pour de nouvelles aventures flexibles, précaires, temporaires et amnésiques.

 

 

Dans l'unanime traque au négatif, à la négativité (celle qui concerne le sentiment même d'exister et ne se laisse pas circonscrire, réduire à la maigre alternative entre ne pas se sentir homme ou ne pas se sentir femme), traque qui semble devoir gouverner les esprits depuis la maternelle, par la police de la bienveillance et du care - qui sont l'affaire de toustes, le sort d'un Pessoa est assez vite réglé: mésestime de soi, tendance dépressive, nécessitant un accompagnement non-jugeant et non discriminant dans un parcours d'autodétermination, avec des modules de découverte de soi et des ateliers écoutants en auto-affection de soi par soi.

Dès lors, à quoi bon la littérature, telle est la question, avant qu'elle soit sous peu oubliée, sous l'égide de cette vaste et tentaculaire entreprise de mise en présence de soi, des autres, de remise en ordre (ou à l'ordre) de l'idée même d'être le sujet de quelque chose. Entreprise qui ne fait qu'un avec l'annulation programmée des conditions de possibilité de toute littérature: la reconnaissance et l'assomption qu'identité et absence ne sont peut-être qu'une seule et même réalité.

 

[Note. Mais nous reparlerons de tout ça, plus avant, ailleurs. De l'inconsistance prodigieuse de ce concept gnostique et drôlatique de "genre" disant tout et son contraire, en perpétuelle contradiction et dénégation.

Juste ceci, pour la bonne bouche: le genre est à la fois une norme comportementale apprise, un code, un stéréotype socio-culturel - à déconstruire donc, il faudrait s'en débarrasser ou du moins s'en distancier - et dans le même espace-temps discursif, sans aucune consécution logique, inconséquence inaperçue ou impensée, exactement le contraire: un ressenti personnel, intime, inconditionné, qui vient des tréfonds de l'intériorité du sujet.  

Cependant, ne vous avisez pas de contester la validité - trouvable nulle part - de ce concept vide du 'genre', fluant, tout à la fois donc une norme assignée du dehors, un stéréotype, et un ressenti personnel identifié au dedans et me définissant authentiquement, une identité personnelle principiellement déliée du sexe biologique mais susceptible de s'y lier en le modifiant (pourquoi vouloir lier, faire se correspondre ce qui est décrété sans rapport ou dont les rapports doivent être a minima interrogés et déconstruits? Mystère de la transsubstantiation, beauté de la religion). Ne commencez point à ergoter sur les définitions et la cohérence logique. C'est dans cette pratique de domination oppressive que l'intellectuel bourgeois exerce son pouvoir d'imposer par le rationalisme, cette science blanche, masculine, coloniale et patriarcale, ses définitions binaires, psychophobes, racistes, classistes, spécistes, validistes, disphoriques et transphobes. Gardez-vous donc de cette pulsion haineuse consistant à contester la 'théorie du genre', sauf à trahir et prouver immédiatement votre transphobie et un cortège de haines associées car de toute évidence vous êtes agi par la haine, une haine puissante et aveugle gisant en vous, vous commandant imperieusement de tout détruire: l'identité et la différence, le singulier et l'universel, le vivre-ensemble et le chacun pour soi.

Il importe désormais de bien comprendre, et plus que comprendre intégrer voire intérioriser, que tout doute porté sur cette réalité chosiste du genre avérée par le concept du genre (comme chez Anselme et  Descartes, l'essence d'une notion enveloppe son existence) démontre une haine viscérale de cette dernière, de la même façon que s'affirment la licornophobie et la théophobie dans le doute porté sur l'existence des licornes et des dieux.

Parmi tant d'occurrences de cette littérature fascinante qui au rayon des librairies universitaires s'apprête à recouvrir celui des sciences humaines, je cite la plus récente: la F.A.Q d'Evras, l'organisme responsable du guide d'éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle, qui s'efforce de répondre aux questions que se posent sur son contenu des parents en proie à des paniques morales stimulées par l'extrême-droite. Rubrique "Est-il vraiment nécessaire d'aborder les identités de genre dès 5 ans":

"Oui. Très jeunes, les enfants prennent conscience qu’ils et elles sont perçu·es comme des filles ou des garçons et que cela a un impact sur ce qu’on attend de leurs comportements (jeux, vêtements, rôles, préférences, etc.). Il est important de déconstruire ces stéréotypes de genre dès le plus jeune âge : par exemple, les filles ont le droit d'aimer jouer au foot et les garçons à la poupée.[...] La transidentité renvoie à une conviction profonde de ne pas appartenir au genre qui nous a été assigné à la naissance. Il n’est pas possible d’induire ni de prévenir la transidentité. Par contre, on doit pouvoir accompagner les enfants qui présentent une créativité de genre, et informer et rassurer leur famille et leur entourage".

Le "Genre", qui diffère du sexe biologique, est donc à la fois et dans le même temps une norme arbitraire/un stéréotype, et une identité inconditionnée. La transidentité, c'est quand on a la conviction profonde de ne pas appartenir à un de ces stéréotypes.
Nous avions cru comprendre que c'était un sentiment parfaitement commun, pour un garçon aimant jouer à la poupée ou une fille au foot, que celui de ne pas appartenir au stéréotype de genre associé au garçon ou à la fille. Nous avions cru comprendre que le genre, non réductible au sexe biologique, est une norme assignée (à la naissance), et que genre et stéréotype sont dès lors synonymes puisqu'il n'est pas de construction socio-culturelle (le genre, distinct du sexe biologique, en est une) ne pouvant être déconstruite au titre de stéréotype. Nous avions cru comprendre en conséquence qu'il fallait simplement en finir avec le 'genre' puisque 'genre' et 'stéréotype de genre' sont une seule et même réalité idéelle assignée. Mais voilà que magiquement, pour caractériser la transidentité (qui est bien un genre parmi d'autres dans la liste des "identités de genre"), en gardant la même définition (ne pas se sentir appartenir au genre-assigné-gnia-gnia), on est soudain passé à une toute autre signification du concept de genre qui  ne relève plus d'une norme intériorisée, d'un stéréotype à déconstruire, mais s'affirme et se doit d'être affirmée comme une identité interne, inconditionnée, impossible à induire. Il y a bien au cœur du bréviaire 'theorique' qui désormais fait force de loi superposition, dans son concept central, de deux significations s'excluant mutuellement, et jamais cela n'est commenté ou questionné. Tel est le tour de passe-passe conceptuel, pourtant énorme, sur lequel repose cette notion théorique du 'genre' inconnue il y a 10 ans encore au bataillon des concepts (sauf au titre de synonyme de 'sexe' sur les registres d’état civil, les cartes d'identité et les manuels de grammaire, ce qui bien sûr est en instance d'être corrigé). Du Deuxième sexe aux trois tomes de L'histoire de la sexualité de Foucault, aucune mention n'est faite de la notion de 'genre', surtout pour lui donner comme ici une consistance paradoxale - à la fois déniée et revendiquée. Notion pourtant déjà opérante marginalement aux States par les expériences psycho-médicales délirantes de John Money, puis par la littérature tout aussi délirante de Butler se présentant comme une critique de son 'essentialisme', ce qui est la moindre des choses, mais n'a hélas pas servi à grand chose puisque s'en réclame tout.e qui revendique une identité de genre qui le définisse.

C'est l'évidence pourtant, se récrieront les psycho-pédagogues que nous citons ici: on ne peut 'induire' cette identité dans la tête des gens, encore moins si ce c’est un enfant, entre 5 et 11 ans. Parce que contrairement aux autres, voyez-vous, elle n'est pas construite socialement, d'une. De deux, on ne peut influencer quiconque avec une idée, un concept, quels qu'ils soient, que l'on enseigne, comme ici. C'est bien entendu une "donnée"  autonome, existant en soi de tous temps en tous lieux (puisque ce n'est pas un construct mais une conviction profonde et plus profonde que toutes les autres, qui sont des constructs). C’est un truc qui est ressenti, au profond, dans l’être même de la personne toute seule dans son intimité avec elle-même. etc etc. Ce sont des génies du concept flaccide, chez Evras. Je suis sûr que ce sont eux aussi des universitaires ayant des mandats pour des créneaux porteurs, à la demande, au lot et à la criée, et qui débitent, cantillonnent, des formules vides, des mots d'ordre novlanguiens à suivre à la lettre, où le mot d'avant contredit le mot d'après, ne pas penser, surtout... c'est le nouveau-monde... l'évangile nouveau, corpus christiii. rhzz]
 

mercredi 14 septembre 2011

Bartleby et ses copies



Un truc agaçant depuis plusieurs années, c'est cette "hype" germanopratine où on se donne du "Bartleby", de Daniel Pennac à Philippe Delerm ("quelque chose en lui de Bartleby") en se tapotant sur l'épaule et en faisant des clins d'yeux malicieux. L'un rabâche son machin usé d'antiquaire sur la "contemplation des menues choses de l'existence qui rendent heureux", l'autre n'en finit pas de tenir récital, histoire de "mettre en bouche" un si beau langage. Tout qui a le plaisir "glouton" de la lecture distribue partout son "Bartleby" comme l'ultime friandise littéraire à déguster entre connaisseurs de bonnes pâtisseries. Bartleby est devenu en quelques années le nom magique d'un certain "art de vivre" fédérant les procrastinateurs de tous poils, le code secret d'un doux refuge dans le "quant à soi", le héros pittoresque de tous ceux qui font de la résistance passive au boulot, youpi, c'est chouette, etc.
Rappelons à toutes fins utiles que Bartleby, c'est l'histoire d'un sdf qui se nourrit exclusivement de biscuits au gingembre qu'il pique la nuit dans les tiroirs, et qui meurt d'anorexie après avoir été conduit au mitard.

Aux States, c'est encore pire, et on est en droit de se poser quelques questions sur la manière dont la nouvelle de Herman Melville y est lue et comprise. Témoin la bande-annonce consternante, ahurissante, d'un film que j'espère ne jamais voir. Une espèce de pantalonnade satirico-rigolarde du samedi soir, sur le monde de l'Office, et qui fonce tête baissée dans ce contresens absolu. Crispin Glover s'y est fait une tête de vampire asthénique, pour le côté "inquiétant". La première occurrence de sa formule "i would prefer not to", soulignée par une gestuelle de sitcom, intervient dans une scène où il décline la demande de son patron de prêter son doigt pour ficeler le ruban d'un cadeau, qu'on imagine de Noël ou pour le Thanksgiving.

Il serait temps *** qu'on ressorte le film de Maurice Ronet de 1976 (réduit à une archive de l'INA), avec Michael Lonsdale et Maxence Mailfort. Je n'imagine pas pour B. un autre visage et une autre voix que ceux de Maxence Mailfort.























Considérons, à la périphérie de ce phénomène, le dernier film de Nanni Moretti, "habemus papam".
Il y a juste ceci qui me chipote. On y présente un cardinal, interprété par Piccoli, élu pape à son grand dam. Il voudrait juste, si possible, qu'on le laisse disparaître, souhait qu'il formule devant les cardinaux réunis en conclave. Ce pape a pour nom Melville, en hommage, précise Moretti, au cinéaste Jean-Pierre Melville. Mais comme J.P. Melville s'était choisi ce nom en hommage à Herman Melville, lorsqu'il était dans la résistance, on devine là un "intertexte" plus ou moins subtil qui nous reconduit à la figure de "Bartleby":

Le personnage d'Habemus papam s'appelle Melville. Comme Hermann Melville, l'auteur de Moby Dick?

Non, comme le réalisateur Jean-Pierre Melville. Au moment où j'écrivais le scénario d'Habemus papam, j'avais organisé une rétrospective Melville au festival de Turin, que j'ai dirigé pendant deux ans. C'était un nom provisoire mais, petit à petit, je m'y suis attaché.  


Melville est un excellent cinéaste mais l'explication est frustrante. Moby Dick est l'animal inaccessible par excellence. L'illusion, le rêve, Dieu...

En général, les gens pensent à Melville pour Bartleby, qui dit tout le temps : "J'aimerais autant pas." Mais, en fait, il paraît que Melville, le cinéaste, dont ce n'était pas le vrai nom, a choisi ce patronyme lorsqu'il était dans la Résistance en hommage à l'écrivain. Si c'est vrai, la boucle est bouclée.  


Notons que la première moitié (la plus intéressante à mes yeux) de l’œuvre de Moretti, allant de Io sono un autarchico à Palombella Rossa, en passant par Ecce Bombo, mettait déjà aux prises un "avatar" de lui-même, habité pourrait-on dire par un puissant désir de se taire et de réduire au silence son entourage. Et ce par une accumulation de bavardage paradoxalement destinée à éteindre toutes les palabres ("à l'italienne"), scrutant avec un soin aussi douloureux que maniaque, tel un sémiologue masochiste, toute émission de discours pour en dénoncer l'irrémédiable vacuité, la déréalisation névrotique. Dans Ecce Bombo ou Palombella, il était un utopiste de la gauche radicale qui ne pouvait plus supporter la rhétorique de la gauche radicale, un militant qui ne voulait plus militer. Dans La Messa è finita, il était ce curé qui ne voulait plus donner la messe et administrait des gifles à tout le monde.
Plus tard, avec la découverte de la paternité, le ton se fait plus intimiste et doux-amer. Moretti sera ce psychanalyste qui ne voulait plus psychanalyser. Cette succession de figures tendues par une contra-diction vigoureuse (au sens premier d'un discours parlant contre lui-même), en tension entre prolixité et prostration, tentées par leur abolition en bibelots sonores (autant d'incarnations traditionnelles du Verbe, rongées par le soupçon), culmine fort logiquement dans l'exploration, aujourd'hui, de la cité vaticane, lieu par excellence de la vacuité et de la vacance, et de ce pape qui ne veut pas être pape.

La présence en creux du "Bartleby" de Melville dans le personnage mélancolique du cardinal Melville semble donc s'imposer et faire "signe", comme on dit. Elle ne va pourtant pas de soi. Je ne pense d'ailleurs pas que ce soit le propos de Moretti, l'allusion relevant davantage du trait d'esprit. Gageons cependant que beaucoup s'engouffreront dans la brèche.

On se plait aujourd'hui à voir des "Bartleby" un peu partout, et singulièrement dans des figures de pouvoir ou de puissance. Des gens qui "ont été", mais qui voudraient "ne plus être", ou plus modestement, "être autre chose": des pdg bartlebiens, des présentateurs de télé bartlebiens, des papes bartlebiens...

Dans le personnage de Bartleby, on ne trouvera cependant ni désir ni puissance. On est confronté à quelque chose qui est plus de l'ordre du "trou noir", du côté de la Zone. Un a-logisme, une anomalie, un "squid", ou un "bug" (au sens du "two lane blacktop" de Monte Hellman) qui suscite le silence, la stupeur, l'affolement autour de lui. "Non pas une volonté de néant, mais la croissance d'un néant de volonté", écrivait Deleuze. "Bartleby a gagné le droit de survivre, cad de se tenir immobile et debout face à un mur aveugle. Pure passivité patiente, comme dirait Blanchot" (p.92, in 'critique et clinique").

Et si "Bartleby n’est pas une métaphore de l’écrivain, ni le symbole de quoi que ce soit", il semblerait que la tendance actuelle soit de remplir ce "trou noir" pour y loger des métaphores (du pouvoir, du capitalisme, de la vocation, etc) et des symboles (de la résistance, du refus, etc).


Dans Habemus papam, on suggère apparemment une affaire de "vocation contrariée" (pour le théâtre, le métier d'acteur). Et pour les autres cardinaux, ce seraient des "types qui sont juste là", qui n'avaient pas demandé, qui ne savaient pas trop, qui auraient sans doute "préféré" faire autre chose...
Ce volontarisme d'un genre particulier, qui se donne trop aisément pour son contraire, cette manière oblative d'exprimer un souhait (fût-il de dissolution), un désir de "ne pas" (au sens de cette "volonté de néant" et non la "croissance d'un néant de volonté", donc), dissimulent à peine un désir plus fondamental. La nostalgie d'on ne sait trop quel "sentiment océanique" où l'on se fondrait avec langueur au bruissement inchoatif de la vie elle-même, depuis L'homme qui rétrécit à Avatar, en passant par le Grand bleu. Mais quelle que soit sa manière, qui peut donner de bien belles choses, ce vœu de disparition me semble radicalement étranger au "cas" Bartleby. Si on s'avisait de tracer une ligne claire menant de Bartleby au cardinal Melville, on affadirait considérablement la violence du "cas" Bartleby, du côté de l'anecdotique, ou d'un "spleen" prisé par les rock-stars ("how to disappear completely").

Ce qui caractérisait le personnage Bartleby, c'était son effacement "ontologique", si on peut dire, le fait qu'il n'accédait pas même à l'existence personnelle, individuelle ou sociale. Et il n'y avait aucune relève réflexive de ça, d'où la violence (du comique) du récit.
Bartleby n'est pas quelqu'un qui simplement refuse (ou qui par ce refus exprimerait un souhait). Il ne dit ni "oui" ni "non", ou plutôt à la fois "oui" et "non". Sa fameuse formule tient dans cette anomalie, au bord de l'"agrammatical" par laquelle il annonce en même temps une possible préférence et l'impossibilité de cette dernière.Quelque chose d'une psychose et non d'une hystérie. Tout le contraire d'un "laissez-moi disparaître" qu'on imagine facilement théâtral.
Les mimiques de Piccoli (dans la séquence du premier entretien avec le psychanalyste, visible sur dailymotion), qui ne cessent de signifier, à grands renforts de sourcils levés, prunelles apeurées, lèvres crispées et hochements de têtes fébriles, qu'il est "tout perdu", dépassé par les événements, ne sachant plus à quel saint se vouer, ça n'a pas grand chose à voir avec une défaillance inexorable, sans causes ni conditions...

"Le refus, dit-on, est le premier degré de la passivité - mais s'il est délibéré et volontaire, s'il exprime une décision, fût-elle négative, il ne permet pas encore de trancher sur le pouvoir de la conscience, restant au mieux un moi qui refuse. Il est vrai que le refus tend à l'absolu, à une sorte d'inconditionnel: c'est le nœud du refus qui rend sensible l'inexorable "je préfèrerais ne pas (le faire)" de Bartleby l'écrivain, une abstention qui n'a pas eu à être décidée, qui précède toute décision et qui est plus qu'une dénégation, mais plutôt une abdication, la renonciation (jamais prononcée, jamais éclairée) à rien dire - l'autorité d'un dire - ou encore l'abnégation reçue comme l'abandon du moi, le délaissement de l'identité, le refus de soi qui ne se crispe pas sur le refus, mais ouvre à la défaillance, à la perte d'être, à la pensée. "Je ne le ferai pas" aurait encore signifié une détermination énergique, appelant une contradiction énergique. "Je préférerais ne pas..." appartient à l'infini de la patience, ne laissant pas de prise à l'intervention dialectique: nous sommes tombés hors de l'être, dans le champ du dehors où, immobiles, marchent d'un pas égal et lent, vont et viennent les hommes détruits" (Blanchot, L’Écriture du désastre, p. 33-34).


B. n'est pas copiste ou comptable par défaut, comme ces cardinaux désœuvrés qui s'adonnent au volley, et semblent se demander ce qu'il font là. B n'est pas "juste là", il est juste pas là. Il ne pourrait ni faire ceci ni faire cela, et de toute façon n'aurait pas pu faire quoi que ce soit d'autre. Imagine-t-on B. ayant désiré dans le "passé" entrer dans une école de théâtre? Après sa mort, au terme d'une brève enquête, le notaire découvre qu'il fut un temps "préposé aux lettres au rebut", chargé de brûler les courriers égarés qui ne trouveraient jamais leurs destinataires."Homme au rebut", médite l'avoué dans un élan de compassion triste, mais même ça, c'est une interprétation vaine, une tentative de définition en excès sur l'énigme de Bartleby.  Il le pressent et se garde bien de conclure. Tout comme le "problème" posé par Bartleby excède de loin la seule sphère du "travail". L'énoncé pétrifiant de sa préférence pour un "ne pas" n'abrite aucune réserve de préférence pour un "ne pas travailler". Il s'étend progressivement à une désinscription de l'espace physique (ne pas bouger) et au délaissement de ses fonctions vitales (ne pas manger).



Il faudrait se garder, aussi, de faire de B. un "héros deleuzien" dans le sens d'une "vulgate" univoquement vitaliste, un exemple de production de désir au sens de ladite "vulgate": l'insérer dans la "ligne de fuite" d'un "devenir imperceptible" etc, etc. Des choses bien difficiles et obscures qui deviennent un peu, dans les discours très formels qu'on tient en s'y référant ou en s'en réclamant, des figures de rhétorique vidées de leur contenu, des "gimmicks" et des "bidules" vaguement "hédonisants", la morne promotion de "nouveaux styles de vie" s'apparentant davantage à une recette de cuisine livrée chez Drucker par Jean-Pierre Coffe.


Deleuze lui-même, s'il dégage une perspective vitalisante de ce récit de catatonie, insiste tout autant sur la dimension tragique, la figure du "trou noir" et du "neutre" (c'est pour ça que je citais l'allusion à Blanchot). 
Si B. est pour Deleuze une sorte de "prophète", c'est moins du côté de Dionysos que du Crucifié: "pas le malade, mais le médecin d'une Amérique malade, le Medicine-man, le nouveau Christ ou notre frère à tous".


Je ne vois pas tellement que ce cardinal Melville, quelles que soient les vertus dont Moretti le pare en ces temps de crises, pas seulement de vocation, ait un quelconque rapport avec cette figure tragique et christique. Je pressens plutôt, dans ces états d'âme qui donnent un "supplément d'âme", dans cet accès de mélancolie bienvenu - "qui humanise", et dont la presse chante en chœur les louanges, une publicité pour un catholicisme vermoulu. Non pas inespérée, mais déjà à la ramasse. Car bien sûr, rien de bien nouveau: "Dieu, qui se détourne de l'homme, qui se détourne de Dieu, c'est d'abord le sujet de l'Ancien testament. C'est l'histoire de Caïn, la ligne de fuite de Caïn. C'est l'histoire de Jonas: le prophète se reconnaît à ceci, qu'il prend la direction opposée à celle que Dieu lui ordonne, et par là réalise réalise le commandement de Dieu mieux que s'il avait obéi" (Dialogues, p. 52).


On savait déjà que Jean-Paul II rêvait d'être danseur, skieur, ou acteur; et ça boostait un peu le jerk dans les veillées scoutes. Une brisounette de folie "post-punk" gentiment dépressive, plus en phase avec l'après-génération désenchantée, souffle à présent sur le petit théâtre des valeurs éternelles. Les gars du team de la comm disent: "ouais, pas mal, mais on préfère Gaspar Noé. Ou Justin Bieber. A propos, que deviennent les Tokio Hotel?". 




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